Assis dans le confortable salon niché dans le nez de l’hydralux, le « chercheur » réfléchissait encore à cet incident quand l’appareil démarra. Une hôtesse à l’œil de biche, sourire enfantin, paupières baissées, corps incliné, venait de lui servir une petite boîte bleue de 25 centimètres de côté. Son repas marqué à la date du jour, 28 mai 60, puisque cette année marquait la soixantième année du rattachement de Qedo à la confédération. Les calculs de correspondance des calendriers entre les différentes planètes affiliées étaient l’un des casse-tête de l’école primaire. La boîte contenait 3 rouleaux de semoule broyée à partir d’une graminée locale au goût de miel rance, 4 bâtons d’une sorte de pâte d’anchois caramélisée, 2 brins d’une herbe succulente, une mince tranche de saucisson à la texture de nougat, un légume inconnu à la peau rouge – acidulé laqué, les écailles d’un poisson indéterminé.
D’où provenait la sensation d’exotisme intense ressentie par Yamanote ? Dans le fait qu’à pareille heure de la journée il n’assimilait jamais semblable menu ? Non. D’abord, il avait l’habitude des changements de régime, de surcroît il s’était partiellement adapté à la nourriture de Qedo qu’il consommait déjà depuis quelque temps. Plutôt à cause du petit animal en plastique de 2 centimètres de long, au mufle fermé par un bouchon rouge, qui contenait une sauce noirâtre à la saveur inidentifiable. Ce n’était pas l’ingrédient en soi qui produisait le choc, mais son conditionnement particulier.
Le déjaugeage fut retransmis par stéréovision, avec ses gerbes d’eau s’élevant de chaque côté de l’appareil dans un foisonnement de gouttelettes irisées, encadrant l’horizon marin chargé de nuages lourds, tel un second écran enchâssé dans le premier.
Personne ne le connaissait à l’intérieur de l’hydralux, il n’y connaissait personne. Aucun des individus avec lesquels il avait établi des contacts au cours de sa vie, proches ou lointains, ne pouvait savoir où il se trouvait, pas même Stiri Unga auquel il n’avait pas communiqué la date exacte de son départ et qui ignorait les horaires de navigation pour Is’Khaï. Seuls d’hypothétiques suiveurs… dont il ne repérait d’ailleurs pas les traces. Entouré de ces passagers qui l’identifiaient vraisemblablement comme un étranger, Yamanote se sentait l’inconnu absolu. Nul d’entre eux ne soupçonnait exactement son origine, car il existait tant de planètes et assimilées, tant de formes humanoïdes à l’intérieur de ces mondes qu’aucun esprit, sauf formé à cette spécialité, n’était capable de discerner en quelques minutes, sans mémoire assistée, la race à laquelle l’envoyé de la Terre appartenait. D’autant que les usages de la confédération favorisaient cette négligence, car il passait pour insultant de remarquer l’identité ethnique d’un tiers. Shimbashi éprouvait l’euphorie de la solitude. La raison d’un choix, d’un engagement absolu dans son métier de « chercheur ».
À la limite, derrière les déflecteurs placés sur ses yeux pour filtrer sélectivement sa perception, il aurait pu fort bien ne plus exister. Néanmoins, il pensait, relié au monde par le cordon ombilical de ses sens.
Maintenant qu’il avait découvert une piste, toutes les désillusions et les doutes à propos de sa mission se dissipaient. C’était dans ces instants privilégiés que s’exprimait le plus librement sa singularité. La plupart des humains et des êtres vivants rencontrés au cours de son existence s’ingéniaient à faire coïncider la réalité avec leurs acquis culturels, donc espéraient réfuter n’importe quelle énigme par le simple pouvoir de la raison. Yamanote se laissait tout doucement envahir par la nature artificielle de l’univers, saisissant les mystérieux échanges entre les éléments, brouillant les messages enregistrés par son encéphale pour les interpréter selon une logique différente. Alors il sentait se déposer à la surface de son esprit toutes les bizarreries, contradictions, détails insolites captés par son cerveau second (depuis son arrivée sur Qedo) telles les épaves hétéroclites déposées en désordre sur une grève par le ressac.
Il ne restait plus qu’à les trier. Puis à utiliser toutes les hypothèses pour tenter de rapprocher certains morceaux d’un puzzle imaginaire. En général, après un voyage semblable, il soupçonnait intuitivement ce qu’il cherchait. Sinon, tout devait être recommencé. Mais ce travail pouvait être éternellement repris à partir des mêmes matériaux, en y intégrant les éléments nouveaux qui s’y agglutinaient par simple osmose.
Au moment même où se polarisaient les premiers indices de cette recherche subjective, son œil fut attiré par l’écran stéréo où passait un documentaire. Coïncidence ? Il s’agissait d’un film tourné plusieurs années auparavant sur sa planète natale. Lors d’une manifestation à laquelle il avait participé en tant qu’opposant à la politique d’apartheid envers les animaux. Yamanote baissa ses déflecteurs. Ces souvenirs étaient forts. Malgré l’envie de poursuivre son enquête, le « chercheur » fut inexorablement aspiré par les images défilant devant ses yeux, témoins d’années qu’il remettait toujours en cause : celles de son adolescence qui se brouillaient si tumultueusement dans sa mémoire. Il doutait parfois de l’avoir vécue.
Les contestataires étaient déguisés en animaux de toutes espèces, puces géantes ou mammouths, araignées, vers de terre, élans, chiens, crocodiles. Ils formaient un front uni et disparate face aux armées de l’ordre qui avançaient en rangs serrés sur le front de Chuo dori, l’artère principale de Ginza. Durant quelques minutes, les forces semblèrent s’équilibrer, les uns comme les autres s’inquiétant d’en découdre. En général les chahuts d’étudiants n’étaient plus réprimés depuis des lustres. Mais en l’occurrence, il s’agissait d’un autre enjeu : la remise en question par des groupuscules subversifs de la frontière établie dans la chaîne animale entre l’homme et la bête. Une philosophie pernicieuse que réprimaient ouvertement les autorités. Sinon, comment reconnaître les siens dans cette conquête effrénée de nouveaux territoires habités que l’espèce humaine avait entreprise ?
Soudain, un chien jaune, un vrai, d’une taille ridicule, s’élança en jappant pour mordre les mollets d’un flic. Cet épisode aurait pu s’achever en éclat de rire. Mais le roquet accrocha ses mâchoires à la jambe gauche du combattant, décidé à ne pas la lâcher. Ce dernier l’abattit froidement d’un coup de revolver, déclenchant la bagarre générale.
Les ordres donnés interdisaient l’emploi d’armes de guerre. Pourtant, il y eut du sang ce jour-là. Yamanote se rappelait confusément ceux qui étaient tombés à ses côtés dans la première rafale d’écho-tambour, les oreilles déchiquetées par le son. Par précaution, il avait mis des Quiès et s’en tira. Excitant ses poursuivants qui en voulaient à sa peau.
Coïncidence, ces actualités en témoignaient. Il se reconnaissait, là, sur l’écran, dans sa fausse dépouille de sanglier, fuyant devant les flics équipés d’aéros. Propulsés par leurs minuscules tuyères, rasant le sol à cinquante centimètres grâce à leurs compenseurs de gravité, ils se jouaient des obstacles, traquant Yamanote jusque dans les ruelles d’Akihabara où il pensait les semer. Le bruit des matraques retentit simultanément dans sa tête et sur l’écran. Sa tête en carton valsa sous les coups. Le jeune Shimbashi apparut, suffoquant, une balafre profonde sur le côté du front.
Vingt ans plus tard, le « chercheur » passa les doigts sur sa cicatrice. Ni les sanglantes répressions ni les victoires sporadiques des tenants de l’égalité entre l’homme et l’animal n’avaient apaisé définitivement l’opinion. La question demeurait brûlante encore chez certains membres de la confédération.
Instinctivement, Yamanote tenta de saisir si quelqu’un l’observait dans l’hydralux. Mais les visages impassibles des passagers étaient tous braqués sur l’écran. Et cependant, la projection de ce document d’actualités, à cet instant précis, ne pouvait être innocente. Un adversaire l’avait nécessairement programmé pour empêcher le « chercheur » de poursuivre son travail en toute sérénité. À moins qu’un capteur mental n’ait permis de lui en soutirer les images à son insu.
Impossible désormais d’exploiter cette transe éphémère suscitée par son anonymat, l’exotisme de la traversée et sa partielle déconnection du réel.
Comme il ne pouvait plus espérer s’y replonger, un pénible monologue intérieur où se mêlaient deux obsessions paranoïdes monopolisa le reste du voyage : l’insaisissable espion qui le poursuivait depuis son arrivée sur Qedo était-il envoyé par les autorités de la planète ou par un mouvement d’opposition ? Les désastreux tremblements d’air sévissant sur la planète interdisaient-ils vraiment les traversées aériennes ? Ou bien ce sort lui était-il spécialement réservé ?
Résultat : il se faisait bougrement chier dans cet hydralux de merde pourvu de tout le confort souhaitable.
Confit dans ce malaise, c’est à peine s’il remarqua quelques heures plus tard son arrivée à Is’Khaï. Un mur de pluie serrée occultait la caméra de proue. La piste enfondue d’eau où rampaient d’épaisses plantes à l’allure de crapaud, ressemblait à une rizière abandonnée après le passage d’un envahisseur.
Dehors, l’air sentait le varech et la vase. L’hydro-port avait l’allure d’un radier d’usine décapitée par un typhon. Çà et là se dressaient quelques bâtiments provisoires vers lesquels le service d’ordre canalisa les passagers pour les soumettre à un filtrage sévère.
— Le transfert pour N’kin’w a lieu dans une heure. Vous êtes prié de ne pas quitter la salle de transit.
— Mes affaires m’amènent à Is’Khaï.
— L’accès de la capitale et du littoral vous est interdit.
La police des frontières l’accueillait plus froidement que Stiri Unga ne l’avait prédit.
— Mon passeport m’autorise pourtant à y résider.
— Votre laissez-passer est sélectif. Les étrangers doivent d’abord subir une période probatoire. Après deux semaines seulement, vous pourrez circuler librement dans l’île.
— C’est sans doute vous qui paierez le dédit si je ne mène pas les négociations à bon terme. Je dois acheter du vin.
— Ouvrez vos bagages, s’il vous plaît.
Le triangle dessiné par les tempes et le menton du flic était si régulier qu’il aurait pu passer pour un masque où les sourcils formaient deux lignes grossièrement tracées. Ses yeux de faïence et ses minuscules lèvres cerise en accentuaient l’artifice. Son vêtement sombre serré à la taille s’évasait bizarrement en deux pointes à la hauteur des genoux, tandis qu’un fort padding élevait ses épaules au-dessus de l’horizontale.
Yamanote observait si attentivement sa physionomie qu’il ne le vit pas extirper, brandir et confisquer le vieux couteau qu’il trimbalait toujours au cours de ses voyages pour se livrer à sa manie de désosser les objets scellés. Ça ne se faisait plus les couteaux, nulle part. À part les produits manufacturés, ce qui se mangeait ou se buvait s’ouvrait, se décapsulait, se décachetait, se déchiquetait, se dessertissait automatiquement. Même les tranches de saucisson se vendaient ensachées comme des caramels. Tout était tranché, précoupé, scié, épluché, emballé. Sauf quand il s’agissait de protéger un secret de fabrication. Le « chercheur » s’entêtait à percer ces derniers avec une patience d’ange et sa lame rouillée.
— Interdit, ce genre d’arme ! Je pourrais demander votre rappel à Qedo. Et même votre rapatriement sur Terre.
La crainte d’être refoulé l’obnubila au point qu’il ne réagit pas avant d’arriver sur N’kin’w. Devant le spectacle unique d’un pic blanc serti par un lac de jade, émergeant d’une forêt tropicale, le « chercheur » s’enquit auprès de son voisin.
— Comment s’appelle cette montagne ?
— Le mont Is’Khaï.
— Est-ce un effet d’optique ou bien l’altitude ? La neige devrait fondre avec un climat pareil !
Le Qedien n’osa pas rire, mais son visage trahissait une forte jubilation.
— Vous devez être le seul ressortissant de la confédération à ignorer que le sommet est en toc.
Troublé, Yamanote fouilla au hasard dans son bagage à main. La perte de son couteau-mascotte le mit d’abord en fureur, puis le plongea dans une profonde dépression. Soudain, il ressentait comme une atteinte à son intégrité les vingt-quatre heures dont il venait d’être privé en franchissant la ligne de partage horaire au milieu de l’océan. La perspective de les retrouver au retour lui semblait illusoire. Vieux tout à coup, il alla se coucher sans dîner dans l’unique hôtel de la gare de N’kin’w, si loin de l’agglomération que fort peu de clients y logeaient.
Sitôt dans l’archaïque lit à plateau, il s’enroula dans son drap housse pour échapper aux énormes insectes qui rôdaient à travers la chambre ouverte sur la nuit. Pour cause de moiteur. Dans cette île, même à cette altitude, personne n’avait eu l’idée d’inventer les vitres ou la climatisation. Ces animaux n’étaient ni venimeux ni agressifs mais voletaient d’un air mou pour venir se coller sur la peau de leurs grandes ailes flasques et transparentes. La tête plongée dans son « gouffa », sorte d’oreiller en forme de bouée de sauvetage où le visage s’encastrait dans le coussin moelleux de la bordure, comme pour s’enfoncer plus intensément dans le sommeil, Yamanote s’endormit.
À peine perdit-il conscience qu’une voix le réveilla, phrase hurlée distinctement tout contre son oreille. Quelqu’un s’était introduit dans la pièce ! Le « chercheur » se retourna d’un bond, auscultant la pénombre, personne ! Illusion. Il se tassa à nouveau dans le tissu, les genoux touchant presque son ventre, enfonça son nez dans le « gouffa ». Des appels surgirent à nouveau :
— Interdit ce genre d’arme.
— Gaw Shin, c’est ici, monsieur, le centre du tourisme.
— Vous avez sans doute été suivi depuis votre hôtel.
La précision sonore de ces apostrophes était telle qu’aucun procédé n’aurait pu les reproduire avec cette intensité, ce toucher, ce modulé, ces harmonies évocatrices. Elles l’arrachaient du sommeil aussi sûrement qu’une alerte à l’incendie. Si certaines évoquaient directement son enquête, d’autres, plus anodines, empruntées au folklore du quotidien, l’agressaient tout autant. Il revivait par le son les deux dernières journées de son séjour. Conscient de l’innocuité de ses efforts pour s’endormir après plusieurs dizaines de minutes, Yamanote tenta de mettre les phrases en parallèle pour analyser leur contenu. Mais les séquences de l’enregistrement mental se développaient dans un tel désordre qu’il se lassa vite de l’entreprise. D’ailleurs, leur impact émotif était si fort qu’il l’ébranlait jusque dans son intimité, perturbait son mode de fonctionnement cérébral. Autant il acceptait les suggestions visuelles de son cerveau second de « chercheur » avec gourmandise, autant il supportait mal cette agression cacophonique, bruits de rue, lambeaux de dialogues, interjections brutales, menaçant son équilibre sensoriel.
Un rat avec une odeur de bouc, une peau de femme, un goût de miel, lui parlait en transcrit avec une voix de haute-contre.
L’image le frappa si fort que son esprit s’y fixa et l’aida à s’engourdir jusqu’à ce que les appels sonores s’atténuent, puis disparaissent.
Réveillé avant l’aube, le « chercheur » eut longuement le loisir de contempler les jeux du soleil levant sur la face est de la cime artificielle du mont Is’Khaï. Un rose incertain sur la fausse neige immaculée, puis des lambeaux de brume d’un bleu évanescent. Se pouvait-il qu’il y eût là-haut des pulvérisateurs d’atmosphère pour recréer les impressions d’aurore ? Et que le soleil fût un simple luminaire suspendu dans l’azur, promu astre solaire par un effet d’optique. L’envie lui vint, en attendant la fin de son purgatoire, d’aller vérifier par lui-même si le sommet de la montagne était vraiment en toc.
— Êtes-vous Yamanote Shimbashi ?
Aucun visage ne s’inscrivit sur l’interécran qui venait d’émettre un appel.
— Monsieur Ush’Gara, sans doute ?
— Vous avez deviné juste.
— Pourquoi m’avez-vous fui à l’hôtel Prince ?
— J’étais repéré.
— Qu’est-ce que vous me voulez ?
— C’est confidentiel, mais je suis là pour vous aider.
— Vous connaissez donc mes fonctions.
— Oui, vous êtes envoyé par la confédération.
— Mais à part ça.
— Un humain susceptible de percevoir des choses que les autres ignorent.
— Comment le savez-vous ?
— Tout le monde n’a pas les moyens physiques d’emprunter l’aérotrain de Qedo.
— Ah ! c’est donc ça ! Cette femme vous l’a dit.
— J’ignore de qui vous parlez.
— Et pourquoi voulez-vous m’aider ?
— Pour faire cesser la guerre intérieure.
— De quel conflit s’agit-il ?
— C’est à vous de le découvrir, sinon votre travail sera inefficace. Pour cela, vous devez vous rendre sur le littoral.
— Je ne demande pas mieux, mais la quinzaine probatoire ?
— Louez une capsule individuelle, cette fois les autorités vous laisseront passer.
— Où pourrai-je vous rencontrer à Is’Khaï ?
— Je n’y serai plus, la zone est trop dangereuse pour moi.
Yamanote n’insista pas. Bien qu’il eût l’habitude de susciter des secours providentiels, ces renseignements de première main semblaient trop beaux pour être vrais.
— Indiquez-moi alors un lieu d’observation favorable.
— Le Mai Hira. Il ne paye pas de mine et ne respecte aucun des standards interplanétaires, mais c’est un hôtel traditionnel d’Is’Khaï.
Toujours aussi sombre, l’interécran devint muet. Yamanote se leva, saisi d’une certaine fièvre.
Quelques heures plus tard, avec le sens de l’orientation d’un oiseau migrateur, l’engin de location se glissait à travers un lacis de ruelles si étroites que deux hommes y passaient difficilement de front. Le portier du Mai Hira était ceint d’un uniforme en losange qui lui donnait l’air d’une étoile de bure grise.
— Shimbashi, je suppose. On nous aura prévenu de votre arrivée.
Ce futur antérieur sonnait bizarrement.
— Si vous voulez me suivre. J’espère que vous connaissez un peu les habitudes d’Is’Khaï. Il y a des étrangers qui se font mal à nos mœurs.
Les cheveux sombres de l’Is’Khien étaient taillés en pointe sur sa nuque. Un rasage tout frais à voir les perles de sang séché sur sa peau blanche.
Subitement, le portier dont il avait emboîté le pas disparut devant lui.
À la dernière seconde, Yamanote tendit la main pour se protéger de la cloison de bois travaillé qu’il allait percuter. Entraîné par son élan, il la traversa. « La sensation du passe-muraille repose sur l’idée préconçue qu’on se fait de la matière », pensa-t-il en n’observant aucun frottement. Car tous les poils hérissés de son corps se révélaient sensibles à l’illusion.
— Je range vos affaires ?
Assis sur l’austère bat-flanc qui courait le long de la fenêtre, Yamanote ne réagit pas quand l’Is’Khien plongea les mains dans son sac et s’occupa de distribuer ses vêtements, son linge et ses objets usuels sur des tabourets trapus répartis dans la chambre selon un ordre stratégique.
Une fois achevée sa savante mise en place, il s’inclina.
— Je vous débarrasse du bagage et de la caméra.
— Eh ! Non ! Pourquoi ? J’en ai besoin.
— Permettez-moi de vous le déconseiller, Shimbashi.
— Mais enfin, je fais aussi du tourisme. Comme tout le monde, je ramène des souvenirs de voyage.
— À Is’Khaï, ne pas photographier est une question de survie. N’importe qui peut vous abattre à vue si vous sortez votre caméra.
— Alors, pourquoi ne me l’a-t-on pas confisquée à la douane en arrivant, comme mon couteau ?
— Chacun est libre de ses actes. Et puis, à l’intérieur de l’île, ça n’a pas autant d’importance.
— Très bien, je me fie à vos conseils. Où puis-je faire ma toilette ?
— Si vous voulez me suivre.
Dans la cour arrière se trouvait un large fossé où roulait une eau grise. Quelques indigènes s’y trempaient, sans donner l’impression de s’y prélasser.
— Je ne vous ai pas demandé un bain de boue.
— Détrompez-vous, c’est un canal d’eau de mer à peine tiédie. Elle est fortement minéralisée, mais contient peu de chlorure de sodium. Toutes les qualités d’une cure thermale. Pour la première fois, n’y restez pas trop longtemps. Le bain peut avoir des effets… magiques sur un étranger.
De par son origine et son éducation, Yamanote n’éprouva aucune gêne à se baigner nu parmi les Is’Khiens, qui le lui rendirent bien. La consistance particulière de l’eau, son odeur quasi végétale, sa température équilibrée, entraînèrent bientôt un commencement d’euphorie chez le « chercheur ». Certains clients nageotaient indolemment d’un bout à l’autre de l’étrange piscine. Une femme aux traits accusés, pas précisément belle, passa à un mètre de lui, provoquant son érection brutale. Priapisme ? Yamanote en fut certain quand l’effet du bain ne cessa qu’une heure plus tard sans cause apparente. Son sexe lui cuisait encore lorsqu’il descendit dans la rue.
— Shimbashi !
C’était un nouveau réceptionniste qui le rappelait. Quelles instructions aberrantes allait-on encore lui imposer pour se conformer aux usages ?
— À quelle heure rentrez-vous ?
— Je ne sais pas encore.
— C’est pour le dîner.
— Mais je n’ai pas encore déjeuné.
— Faites comme vous voudrez.
Personne, en revanche, ne sembla s’inquiéter de le voir s’engager dans la ville. Malgré les avertissements inquiétants fournis par ses interlocuteurs successifs, aucun interdit ne semblait s’opposer à sa visite.
Le « chercheur » choisit instinctivement la direction du port. Sa surprise fut brutale. Le réseau de venelles et de maisons basses – aux parois et aux toits moulés d’un seul tenant dans une matière plastique couleur brique –, serrées les unes contre les autres, cessait à quelques pas de l’hôtel. Au-delà d’un énorme égout à ciel ouvert, charriant des déchets innommables, se développait un espace composite où les empreintes d’anciennes fondations traçaient des énigmes géométriques sur le sol. Un immense terrain vague, puis au loin quelques batardeaux signalant le quai. Le ciel d’un jaune pisseux vibrait sous la canicule. Cette absence l’attira plus sûrement que le quartier trop pittoresque et mis en valeur pour le démontrer qu’il venait de quitter.
Un pont en dos d’âne franchissait le cloaque. Pour quel type de véhicule ? Yamanote avança résolument. Sous l’asphalte travaillé par la chaleur, d’énormes bubons levaient, gonflaient, se craquelaient, explosaient avec un bruit de pet. À perte de vue, le phénomène se reproduisait au rythme régulier d’une respiration, achevant de miner les rares murs branlants qui subsistaient encore. L’air sentait le suint rance et le goémon pourri. Le soleil au zénith avait l’ardeur d’un gril. Passant la main sur sa nuque, le « chercheur » y racla un gros jet de sueur. Deux filets ruisselaient le long de ses cuisses.
En abordant la jetée, il n’espéra pas se rafraîchir dans l’eau grise et huileuse qui emplissait la darse. Des barcasses rouillées amarrées dans la vase s’enfonçaient doucement sous le clapotis visqueux de la marée montante.
Yamanote se retourna vers Is’Khaï, minuscule au loin, s’évanouissant dans la brume. Que venait-il « chercher » ici ? Poursuivant son observation panoramique, il remarqua vers l’ouest des traces de vie qui lui avaient échappé : une construction, quelques arbustes. Longeant le quai, il entreprit d’explorer plus méticuleusement le port en ruine.
À deux kilomètres de là, sur la jetée déserte, quatre jeunes gens pédalaient sur d’insolites véhicules faits de grosses roues liées ensemble par des chaînes d’acier, ferraillant sur le sol disloqué. Ils passèrent sans le voir, sans échanger un mot. Yamanote, les observant s’éloigner, fut presque réconforté de vérifier que leurs silhouettes avaient un aspect géométrique. Non seulement leurs vêtements sombres taillés en biseau, leurs peaux blanches, leur conféraient la « touche » is’khienne, mais le bâti de leurs engins respectait des normes esthétiques propres à la population de la ville. Ce désordre, cet abandon, cette vacuité apparente, dissimulaient une rigoureuse construction de la pensée. Ce port détruit, ce no man’s land n’était pas là pour rien, ni par hasard.
Poursuivant son chemin, il s’absorba dans la contemplation des moisissures louches et des lichens rampants qui rongeaient les blocs placés le long du quai. Au vu de leurs dimensions, ces rochers devaient le protéger de titanesques assauts marins. D’énormes crabes bleus grouillaient entre les fissures, claquant des pinces avec une fureur enjouée. Trop occupé par son observation quasi maladive des effets de l’eau poisseuse s’infiltrant vers les colonies de crustacés, Yamanote tomba presque nez à nez avec une bande de personnages officiels. Ils discutaient autour d’une rutilante capsule de tourisme dont les sièges étaient recouverts de housses blanches imitation dentelle. Les hommes avaient le type qedien. Ceux qui n’appartenaient pas au même groupe ethnique étaient aussi vêtus à la mode de Qedo. Gesticulant dans l’espace, certains d’entre eux paraissaient développer des concepts architecturaux. Que leurs contradicteurs réfutaient avec vivacité. Sans saisir un moindre mot de leurs discussions, Yamanote fut convaincu qu’il s’agissait de promoteurs et d’autorités locales débattant d’un nouveau complexe touristique.
D’un bref coup d’œil, il repéra l’endroit exact où se plaçait l’objet du débat. Un ancien marécage où l’on avait tenté d’installer un square aujourd’hui délabré. Du moins interpréta-t-il ainsi l’aire de pelouse spongieuse, circonscrite par un vague fil de fer, où poussaient une douzaine de troncs tors, soutenus par de forts arcs-boutants de béton. À ces arbres chétifs, le dernier tremblement d’air n’avait laissé que quelques feuilles où courait une lèpre noire. Des fougères maladives rongeaient les aisselles des branches. Sur le seul banc encore valide, deux vieillards couverts de crasse bâfraient des fruits pourris en crachotant leurs pépins.
L’entreprise lui sembla désespérée. Le « chercheur » poussa plus loin sa promenade.
De l’ancien port de pêche, il ne subsistait ni les structures ni la carcasse d’un bateau, ni même le bâti d’un parc sous-marin abandonné par les bergers d’eau. Plus qu’une odeur de poisson avarié émanant de la poudre d’arêtes et d’écailles tapissant le sol de l’embarcadère. Près de l’eau, une jeune fille était affalée sur le siège éventré d’une vieille voiture de l’ère historique dont les amortisseurs semblaient effondrés. Le capot fumait. Derrière elle, à cent mètres environ, trois jeunes gens l’observaient debout sur un ancien parking vide. Après dix minutes d’attente, et sans qu’une tentative d’accord ait été esquissée, l’un d’entre eux se dirigea vers l’épave, s’assit sur le siège vacant. La voiture démarra, faisant racler ses pare-chocs dans une gerbe d’étincelles.
À cet instant précis, de jaune pisseux, le ciel devint bitumineux, menaçant, électrique. Un tremblement d’air en présage ?
« Que pouvait-il arriver de plus grave après l’apocalypse ? » pensa Yamanote.
Les heures avaient filé plus vite qu’il ne l’aurait cru. Le crépuscule s’annonçait quand il décida de rentrer. À moins que le terrain parcouru fût plus vaste qu’il ne l’avait estimé. Théoriquement face à la ville, il n’en discernait aucun repère. Le sinistre paysage de ruines s’étendait à l’infini, gommé par les rayons intenses d’un soleil ocre-jaune filant au-dessous des nuages à l’horizon. Dans quelques secondes, lorsque leurs rouleaux tumultueux, bourgeonnant au ras de l’océan, allaient se développer dans le ciel et dissimuler l’astre, le « chercheur » redoutait qu’il ne subsistât plus rien des lieux qu’il venait de traverser. Cet immense no man’s land n’existait peut-être que par la lumière.
Soudain, son œil accrocha un parallélépipède blanc, clivant l’espace de ses pans d’ombre. Il se précipita vers sa situation présumée, peu assuré de sa persistance à mesure qu’il s’en approchait. Pourtant, le bâtiment s’affirma avec force quand il fut à sa base. Il s’agissait d’un immense restaurant chinois, dont le prototype s’était développé par miracle à travers la confédération. Sans doute la première réalisation des promoteurs aperçus tout à l’heure. Sur toutes les planètes, il tenait lieu de balise pour la civilisation terrienne. Celui-ci pouvait contenir un millier de personnes. De larges colonnes laquées rouges supportaient son puissant linteau décoré de dragons. Derrière les vitres barbouillées de blanc, la salle à manger semblait en attente d’ameublement. Un crépi d’ivoire synthétique recouvrait ses murs tout neufs. Alentour, pas une trace de construction visant à intégrer le restaurant dans un ensemble d’habitation. Des plantes ignobles, cendrées de poussière, couraient à perte de vue sur le sol grisâtre, tel un lacis de vers momifiés.
Quand il parvint enfin à regagner le Mai Hira dans la nuit, les premières rafales cinglaient ses jambes nues.
Pas moyen de se détendre dans la piscine collective que les clients avaient pourtant désertée. Aussi Yamanote remonta-t-il dans sa chambre pour se préparer en attendant l’heure du repas. Vu l’allure respectable de l’hôtel, il avait passé cette tenue en fibres scintillantes qu’il promenait toujours avec lui sans jamais trouver l’occasion de la revêtir.
Peut-être en raison de sa mise, l’accueil fut plus qu’obséquieux. Quelques rares dîneurs achevaient leur dessert en silence. Aussi se plongea-t-il illico dans le menu affiché à chaque coin de sa table en forme de fer à cheval. Des symboles inaccessibles accompagnaient une abondance de mets représentés en heptachromie, défilant sur l’écran beaucoup trop rapidement pour qu’il puisse en assimiler le contenu. Au hasard, il détermina son choix. Une dizaine de serveurs attendaient sa décision. Dès que Yamanote eut levé la tête pour commander, ils s’égaillèrent vers la cuisine. Quelques minutes plus tard, ils revinrent porteurs de vingt minuscules cassolettes qu’ils déposèrent solennellement autour du « chercheur ».
Après la chaleur excessive du dehors, sa peau lui semblait se givrer sous l’air glacé qui émanait des murs climatiques.
Dès le premier couvercle soulevé, il découvrit l’intense bizarrerie du plat servi : boulettes de viande sanguinolentes, nappées d’une sauce contenant d’infimes épines.
Deux tables plus loin, des autochtones en pleine effervescence de fin de table prononcèrent peut-être le nom de M. Ush’Gara. Yamanote crut se tromper. Mais quelques minutes plus tard, le doute n’était plus possible, ces dîneurs évoquaient le mystérieux personnage qui l’avait appelé au matin de son départ pour Is’Khaï. La coïncidence n’était pas fortuite. Se lever pour leur demander d’où ils connaissaient cet homme et comment il pourrait le rencontrer, lui parler. Une brigade de serveurs le cerna, apportant une vingtaine de nouveaux plats. Le personnage qui les accompagnait, engoncé dans un carcan gris fer, se présenta comme le maître d’hôtel.
— Shimbashi est-il satisfait ?
— Oui, oui, très bien, je n’ai pas encore eu le temps de tout goûter.
— Je regrette, mais le service se termine à huit heures et demie.
Consultant sa montre, Yamanote s’aperçut que son délai s’achevait.
— Pourquoi ne me l’avez-vous pas dit plus tôt ?
— Vous ne me l’avez pas demandé.
Déjà les derniers clients se levaient. La faim le saisit. Avec précipitation, il découvrit tous les récipients pour connaître au moins leur teneur. L’odeur complexe qui s’en dégagea aurait fait fuir n’importe quel touriste. Au contraire, il s’en délecta, bien résolu à les essayer jusqu’au dernier, même en payant un supplément extrahoraire.
À peine mâchait-il la quatrième bouchée de son deuxième plat qu’il fut littéralement arraché de sa dégustation par l’ensemble des regards braqués sur sa mastication. Devant lui, une quarantaine d’employés des deux sexes, appuyés de leurs longs bras sur les tables desservies, le dévisageaient en silence. Sans marquer la moindre impatience.
— Je peux avoir un verre de vin ?
L’affairement qui suivit aurait découragé tout autre que lui. Patiemment, il suçota un petit os brun immergé dans un brouet rance et pétillant.
— Voilà ! C’est de la dernière vendange.
Le verre conique ne devait pas contenir plus d’une gorgée.
— Garanti d’origine ?
Prenant ses lèvres entre ses doigts et les pinçant fortement, puis les relâchant, le très jeune serveur à la bouille lunaire qui venait de lui apporter ce dé à coudre, fit clapper sa langue à plusieurs reprises.
— Très rare…
Son transcrit n’était pas très au point et le reste de son commentaire se perdit dans un brouillard verbal.
Yamanote porta le verre à ses lèvres et le goûta.
— Mais c’est de l’eau !
— Non, vin d’Is’Khaï.
— Pourquoi mentir ? C’est une plaisanterie traditionnelle !
L’ensemble des serveurs éclata de rire. Pour se moquer de lui ? Par compassion plutôt, parce qu’il n’avait pas le palais assez fin pour détecter la différence. Le plus âgé d’entre eux, dont les longs bras traînaient presque à terre en raison de son dos voûté, se redressa soudain et lui tendit sa paume ouverte, entièrement vide. Ses coussinets de chair avaient un aspect si calleux que le « chercheur » se demanda s’il ne marchait pas à quatre pattes.
— Faites un test. Regardez d’abord ce vin, puis le même verre avec de l’eau. Peut-être serez-vous capable de voir la différence en comparant les deux ?
— Vous savez bien que non, les deux liquides sont de couleur et de densité identiques.
— Dans ce cas, ne vous fiez pas à votre vue, laissez l’appréciation à vos autres sens.
D’un trait, Yamanote fit glisser le reste du breuvage dans sa bouche et le dégusta longuement, le faisant rouler contre ses papilles. Peu à peu, il lui sembla qu’en effet le vin dégageait des saveurs. Dépourvu de bouquet spécifique, il détenait la vertu de révéler son propre arôme à qui le savourait. Oui, c’est cela, le « chercheur » connaissait enfin le véritable goût de son organisme, cette étrange marinade de substances chimiques où s’élaboraient ses actes et ses pensées. Ce fut léger, furtif, et déclencha en retour une sensation de manque.
— Vous pouvez me donner la bouteille, je suis acheteur.
— Le vin d’Is’Khaï n’est pas conditionné sous cette forme.
— Alors confiez-moi l’adresse d’un producteur, je suis venu ici pour en exporter.
— Demain, Shimbashi, c’est promis. Maintenant, nous fermons le restaurant.
De dépit, le « chercheur » allait jeter sa serviette sur la nappe quand il s’aperçut que ni l’une ni l’autre n’existaient. Pourtant, durant les instants précédents, Yamanote avait cru voir sa table dressée selon l’usage des établissements qui accueillaient les étrangers. Son geste mourut de lui-même.
Pour gagner sa chambre, il traversa à nouveau les cloisons pénétrables. Dans les pièces occupées, nul ne fit mine de l’apercevoir. Ses effets disposés sur les tabourets luisaient sous la lumière intermittente des éclairs. Yamanote se déshabilla, plia ses vêtements sur le dernier emplacement vide, tenta de repérer le lit. Rien de ce genre. Même le bat-flanc sous la fenêtre avait été démonté pour la nuit. Une sorte de cylindre oblong occupait l’emplacement du coucher face au traditionnel écran stéréo. Shimbashi s’en approcha, fit balancer le gros tube élastique autour de son axe, glissa la main par l’ouverture : l’intérieur semblait tapissé de linge fin matelassant un duvet. Pourquoi ne pas essayer ce bizarre étui corporel ? Qui s’équilibra idéalement selon le poids de ses membres, plaçant sa tête légèrement en contrebas de ses pieds. Un réel soulagement physique se manifesta immédiatement.
Dehors, l’épaisse toison des nuages s’illumina sous le feu de la foudre éclatant soudain, traçant en continu ses mystérieux sillons d’est en ouest. La pluie redoubla, hachant l’espace de ses raies de phosphore. Gouttes mitrailleuses rebondissant en feu d’artifice sur les vitres. Sans doute télécommandé par son alitement, un rideau opaque occulta la vue extérieure, l’isolant à la fois des éclairs, du tonnerre et du vent.
Plusieurs hôtes défilèrent silencieusement dans la pièce avant que le sommeil vînt.
Vers trois heures du matin, Yamanote se réveilla brutalement, tout ruisselant d’un rêve atroce qui se dissipa aussitôt comme à l’ordinaire. Chaque fois qu’il n’avait pas recours à l’implant, sa mémoire onirique lui faisait défaut. Elle se manifestait seulement le jour, par des images sporadiques d’une réalité enfouie qui se superposaient au réel observé. Grâce à cet « effet retard » qui s’exprimait dans sa vision du quotidien, le « chercheur » subissait l’influence d’une seconde trame recouvrant en permanence sa vision de Qedo, puis d’Is’Khaï. Mais il n’avait encore recueilli aucune preuve pour édifier des théories à son propos. Et chaque fois qu’il croyait en capter une, ceux qui le surveillaient lui envoyaient de nouveaux trains de sensations pour brouiller sa perception du monde.
Sans qu’il l’eût désiré, mais seulement à peine évoqué, l’étui corporel se redressa doucement pour orienter son visage face à l’écran qui s’alluma.
Ces automatismes existaient-ils pour prévenir les désirs des clients de passage ? Répondaient-ils à des coutumes is’khiennes fortement enracinées ou bien constituaient-ils un décor rassurant d’usages adaptés aux habitudes humaines, un masque greffé sur un autre visage de la vérité, destiné à créer l’illusion ? Ou encore s’agissait-il d’une ruse pour faire échouer sa mission ?
Cette fois l’attaque semblait directe, élémentaire même : un film pornographique d’une violence inouïe déversa ses images dans la nuit. L’effet relief était si saisissant que Yamanote se crut un instant la proie de ce sadique qui pétrissait des seins, cadrés au ras de son propre corps émergeant de l’écran. Un instant, sa raison vacilla, l’horreur déferla en lui. Le personnage glabre qui se penchait sur lui accomplissait avec sang-froid l’agression sexuelle de sa victime, mains coincées par des étaux se resserrant à chaque velléité de se débattre. Exerçant une brutale pression de la poitrine, le tortionnaire opérait ensuite dans le sens inverse, arrachant des cris inhumains à la créature. Puis, profitant de son désarroi, plongeait entre ses cuisses un sexe gainé d’un préservatif hérissé de pointes, la laminant jusqu’au sang.
Sans son entraînement de combattant, Yamanote eût risqué un traumatisme. Réagissant brutalement à l’autosuggestion, il s’éjecta de son tube à dormir. L’écran s’éteignit comme par enchantement.
Plusieurs minutes lui furent nécessaires pour récupérer son autonomie de pensée. Nu, couvert de sueur, il haletait, tentant d’apaiser son esprit en caressant la pénombre des yeux. Son regard fut attiré par un halo dans la nuit. S’approchant de la fenêtre dont le volet s’était ouvert automatiquement après l’éloignement du tremblement d’air, le « chercheur » scruta longuement la ville enténébrée. Depuis son étage, il découvrait l’ensemble des constructions modulaires qui flanquaient la colline d’Is’Khaï en amont du port. Personne dans les ruelles chichement éclairées où palpitaient encore quelques enseignes. Peu de lumignons indiquant çà et là qu’un être veillait. Autour de ce quadrilatère d’habitations luisant doucement de ses élytres tel un gros scarabée repu, un éclairage public intense illuminait les avenues désertes bordant le no man’s land infini qui rejoignait vers l’est et l’ouest un liséré de plages blanches largement découvertes par la marée basse.
À cent mètres du Mai Hira, un grand store ondulait sous le vent du soir à la terrasse d’un immeuble de construction récente. Restaurant pour touristes sans doute. Le tissu rouge dissimulait par instants les derniers dîneurs attablés. Le brouhaha de leurs conversations et de leur rires dérivait par vagues jusqu’à Yamanote qui venait d’ouvrir sa vitre. Une humidité grasse l’imprégna aussitôt.
Demain soir, il irait souper hors de l’hôtel, se dit-il avec soulagement.
Le lendemain matin, le « chercheur » émit le souhait de louer une capsule pour visiter les vignobles du littoral.
— Je m’appelle Sourine Tax’Hoï.
Le représentant de la confédération lui offrait sa main avec naturel. Il souriait même. D’après son visage, l’un de ses parents n’était pas originaire de Qedo. Ce prénom : Sourine ? Yamanote lui tendit son passeport intérieur qui fut ausculté avec soin.
— Malheureusement, je suis incapable d’appliquer ces instructions à la lettre. Ils ne se rendent pas compte, là-bas, que nous vivons sur une poudrière. Exporter du vin de l’île, une légende ! Celui qui prétend rencontrer un vigneron ou quelques pieds de vigne dans les environs est fin soûl. La tradition s’est perdue. De graves interdits pèsent sur tout ce qui se rattache au vin, surtout maintenant que les fêtes de Fuyu Khan sont terminées.
— Mais j’en ai bu hier, à l’hôtel !
— Il y a moins loin de la poudre aux yeux que de la coupe aux lèvres ! Vous vous êtes fait avoir, monsieur Shimbashi. Pas seulement avoir, complètement berner ! Je suis sûr que vous jureriez maintenant, la tête sous le billot, que vous avez bien dégusté ce vin. Apprêtez-vous à mourir, alors, si vous persistez dans vos déclarations.
— Je ne vous demande pas une leçon de morale, simplement une capsule pour mener à bien mes affaires.
— Ce n’est pas interdit, mais trop dangereux pour que je vous en accorde l’autorisation.
— Je suis venu de N’Kin’w par ce moyen.
— Déjà risqué.
— Et si je vous disais que j’ai l’appui de M. Ush’Gara.
— Il n’a pas l’autorité nécessaire. C’est un Is’Khien de souche, pas un Qedien.
Tax’Hoï pouvait y prétendre, certes, malgré ses traits un peu mous, ses yeux ternes, ses vêtements d’importation. Il mettait beaucoup de mépris dans le constat de cette différence.
— Alors, vous refusez ?
— Désolé. C’est pour votre protection. Je suis sûr que le gouvernement terrien m’en sera reconnaissant.
— Bien, j’irai à pied.
— Ne franchissez pas les limites du port, sinon je ne réponds plus de rien.
— Qui vous demande de répondre ? Personne ne vous a interrogé !
— Alors, laissez-moi vous faire une description de ce qui vous attend. Fuyu Khan est mort pour un an.
— Paradoxe ! Comment le dieu de la mort peut-il mourir ?
— Il se transforme en énergie, c’est lui qui crée les tremblements d’air jusqu’à sa réincarnation, l’année prochaine.
— Je ne vois pas en quoi ces superstitions me concernent.
— Parce qu’il lui faut des sacrifices pour alimenter ses besoins, de préférence humains.
— D’où tenez-vous ces foutaises ?
— Ceux qui ne sont pas d’Is’Khaï disparaissent dans des conditions si mystérieuses que j’ai demandé une enquête. Même si ces « foutaises », comme vous dites, n’ont pas de fondement scientifique, elles s’appliquent à la réalité quotidienne.
L’homme crevait de peur, ça se voyait si fort sur sa figure que Yamanote eut un mouvement de retrait. Il ne claqua pas la porte du bureau d’immigration en sortant, car elle n’existait plus.
Dans sa rage, il déboula à grands pas du sommet de la colline où se situaient les bâtiments officiels, s’enfonçant dans le dédale d’Is’Khaï comme s’il en était natif. D’ailleurs, il lui semblait impossible de se perdre à travers ce réseau structuré comme une épure, chaque rameau se recoupant avec les artères principales après plusieurs coudes, et toutes les rues convergeant vers la mer. Ni point de vue ni découverte ne permettait cependant de l’apercevoir, comme si les architectes avaient voulu nier sa proche présence.
Pour la première fois depuis son arrivée dans l’île, Yamanote avait remis ses déflecteurs pour mieux se concentrer sur le problème à résoudre : comment s’évader de la ville ?
Aussi ne prêta-t-il aucune attention aux deux indigènes qui dévalaient la pente en même temps que lui, sans prendre aucune des précautions du suiveur professionnel. Deux jumeaux vêtus en étoile de bure, les deux pointes inférieures chaussées de cuir noir. Identiques jusqu’à la perfection. Seules leurs coiffures différaient : l’un portait la raie à gauche, l’autre à droite. Leurs mèches touffues provoquaient l’étrange dissymétrie de leurs visages. S’ils ne conduisaient pas exactement le « chercheur », ils le remettaient dans le droit chemin dès qu’il s’en écartait par mégarde, l’un d’entre eux se plaçant habilement devant lui lorsqu’il déviait vers une traverse.
Ce convoyage excitait l’attention de la foule, composée essentiellement d’Is’Khiens. Ceux qui n’y allaient pas de leurs commentaires marquaient ostensiblement leur réprobation en se repliant dans une boutique ou l’entrée d’une maison.
Traversant le marché aux poissons, Yamanote ne put s’empêcher de réagir aux sollicitations des vendeuses qui lui fourraient sous le nez d’énormes palourdes aux gras pseudopodes. S’il faisait mine de ralentir, elles tranchaient la langue rose avec leurs dents et la lui offraient sur une assiette emplie d’aromates. Dans son dos, d’un signe, les jumeaux faisaient la police, écartant au besoin celles qui insistaient. Brusquement pris de faim, puisqu’il avait peu dîné la veille et omis dans sa hâte de prendre le repas du matin, Yamanote s’enquit :
— Combien pour la dégustation ?
Les rides de la poissonnière avaient la régularité d’un tatouage, incrusté en profondeur sur toute la surface de son visage. Elle n’entendait visiblement rien au transcrit. Son incompréhension se manifesta par un plissement général de son front se propageant en ondes lentes sur l’ensemble de sa face. L’un des jumeaux vint au secours du « chercheur », qui paya. La vendeuse lui offrit un petit banc pour s’asseoir Puis lui démontra comment plonger un bizarre appareil à ressort dans la chair du mollusque pour en retirer une parcelle et la tremper dans une sauce. Une sorte de dénoyauteur à l’envers. Sans se démonter, Yamanote entama la première bouchée. La chair avait une saveur sucrée, pas désagréable. Comme la veille au soir, sa mastication suscitait les commentaires hilares des gens qui faisaient cercle autour de lui. Il ôta ses déflecteurs pour mieux participer à la liesse générale. Immédiatement, l’image des jumeaux, pourtant dissimulés, se juxtaposa à celle du rêve-implant. Un signe qui ne trompait pas : le premier événement n’allait pas tarder à se produire.
Vaguement écœuré, il ne termina pas son plat : ce qui entraîna de vives réactions du public. Un Is’Khien se proposant même de manger les restes, car il paraissait contraire aux règles d’interrompre la consommation du coquillage.
Yamanote perçut immédiatement que le pouls de la foule s’accélérait. L’atmosphère tournait en sa défaveur. Des images de danger passèrent brièvement dans son esprit. Une fureur qu’il faudrait catalyser pour l’empêcher d’éclater. Elle n’était pas due à l’incident lui-même, à ce minuscule conflit de bienséance qui l’opposait aux Is’Khiens, mais à une longue rage accumulée depuis des jours, des semaines, peut-être des années, qui découvrait un motif à se libérer.
Quelqu’un lui arracha brutalement ses déflecteurs, un autre lui cracha au visage. Dans le marché au poisson, la rumeur montait à mesure que les badauds accouraient de toute part. À travers la lumière glauque de la halle, un homme se dressa sur l’un des étals. Vêtu en carré, il parlait d’une voix si faible qu’on ne l’entendait pas à un mètre. Par magie, ce discours confidentiel sembla galvaniser l’assistance, qui se pressa autour de son prophète géométrique.
— Venez, c’est le moment.
Chacun des jumeaux lui tendait son bras en étoile.
— Attendez, je ne peux pas partir sans mon déflecteur.
— C’est le moment de vous en débarrasser si vous voulez comprendre la réalité.
Yamanote traversa un moment de panique, puis, voyant l’appareil brisé sur la pierre, accéda au souhait des Is’Khiens.
— Ne courez pas, tout va bien.
Le « chercheur » ralentit le pas et respira longuement. Un air moite et brûlant lui emplit les poumons. Il avait totalement oublié l’atmosphère tropicale du lieu.
— Ça va, maintenant, vous pouvez me lâcher.
Il secoua son bras, supportant mal que les jumeaux le touchent. Ces derniers abandonnèrent leur prise.
— D’accord, Shimbashi. Ça ne vous épargnera pas la révélation. N’oubliez pas, vous en avez décidé vous-même.